LALIBERTE: "Rachmaninov qui sortirait de chez lui pour aller danser en boîte, et qui se raviserait à mi-chemin pour faire irruption dans un club de jazz. C’est un peu ça, la musique d’Isfar"

Interview » Rachmaninov qui sortirait de chez lui pour aller danser en boîte, et qui se raviserait à mi-chemin pour faire irruption dans un club de jazz. C’est un peu ça, la musique d’Isfar Sarabski. Une croisée des mondes, un art de la fugue. Venu d’Azerbaïdjan, où il a fait ses gammes classiques avant de s’envoler pour le Berklee College de Boston, ce pianiste trentenaire sort en trio son premier album, Planet. Il le présentera dimanche à Montreux, invité par ce festival dont il remportait en 2009 la compétition de piano.

Mis en orbite par une rythmique exceptionnelle (Alan Hampton à la basse, l’inventif Mark Guiliana à la batterie), l’improvisateur revisite le Lac des cygnes à cloche-pied, s’accompagne de cordes en envolées cinématographiques, convie un luth traditionnel pour revivifier l’art du mugham, se remémore en DJ enfiévrant la nuit de Bakou. Fils d’une violoniste et arrière-petit-fils d’un chanteur d’opéra célèbre dans le monde oriental, le lyrique Isfar Sarabski ouvre de nouvelles voies quelque part entre GoGo Penguin et Nils Frahm. Surtout, il rappelle avec fougue que le jazz n’est pas un genre mais un horizon ouvert.

Quels souvenirs gardez-vous de votre précédent passage à Montreux?

Isfar Sarabski: C’est un endroit très spécial pour moi, chargé en émotions. Je rêvais depuis toujours d’y jouer, et il s’est passé beaucoup de choses là-bas, pendant la compétition mais aussi en concert avec mon trio au Miles Davis Hall. C’est là que j’ai rencontré Quincy Jones dans les coulisses. Après le set, il est venu vers moi et m’a dit: «Toi, tu joueras!» Quelques mots très forts, très inspirants. Et maintenant je suis de retour avec mon premier album…

Pourquoi avoir intitulé cet album Planet?

En temps normal, je compose durant mes tournées, en m’inspirant de mes différentes expériences autour du monde. Chaque composition de l’album provient d’une impression de voyage, est connectée à un certain état émotionnel que j’avais envie de partager à quiconque vit sur cette même planète.

«Même quand je joue de la musique purement électronique, j’ai besoin d’avoir un piano sous la main…»
Isfar Sarabski

Des impressions très variées, qui puisent à différentes sources dont la musique classique…

Oui, je me sens très proche de ce répertoire, car j’ai commencé par suivre un cursus classique au Conservatoire de Bakou. J’ai beaucoup joué de classique, et je continue tout en allant régulièrement au concert. Le morceau Swan Lake s’inspire d’ailleurs du ballet du même nom de Tchaïkovski: après l’avoir entendu à l’opéra, je suis rentré chez moi avec ces mélodies en tête, que j’ai commencé à retravailler sur mon piano en essayant de changer l’harmonie, le rythme, jusqu’à obtenir quelque chose de personnel. Cela se fait assez naturellement chez moi.

Comment conciliez-vous cette veine classique avec votre penchant pour la musique électronique?

J’ai découvert cette musique enfant, avec notamment l’album Head Hunters de Herbie Hancock. Puis j’en ai beaucoup écouté, essayant de reproduire les sonorités sur mes synthés. Lorsque l’électro, devenue mainstream, est arrivée chez nous, j’ai continué à faire mes expériences en m’inspirant notamment de Jon Hopkins, Stimming, Moderat ou encore David August. Ce qui m’intéresse, c’est tenter de faire de cette musique très rythmique quelque chose d’intéressant également sur le plan mélodique, et c’est là où mes influences se croisent. Mais effectivement, il est parfois difficile de passer de l’un à l’autre, cela demande un état d’esprit assez différent.

DJ ou concertiste, quel rôle préférez-vous?

Ma première expérience en tant que DJ, c’était à Bakou, au Boiler Room (un projet de clubbing diffusé en streaming, ndlr), où j’ai joué un set. Une énergie assez folle, tout à fait différente de la salle philharmonique! Mais même quand je joue de la musique purement électronique, j’ai besoin d’avoir un piano sous la main…

Comment le mugham, ce genre traditionnel azéri, influence-t-il votre jeu?

Il a une grande importance car j’en ai écouté toute ma vie, et notamment ces magnifiques musiciens de Bakou que sont Vagif Mustafazadeh et Rafig Babyev, les premiers à avoir mêlé le mugham au jazz. J’essaie de prolonger ce métissage à ma manière, avec par exemple des morceaux comme The Edge ou Novruz sur mon album. Une manière d’ouvrir le jazz à des tonalités, à des gammes, à des harmonies différentes. La musique est un laboratoire, où peuvent se mêler des univers qui ne se sont encore jamais rencontrés.

A quoi ressemble la scène jazz contemporaine de Bakou?

Du temps de l’URSS, Bakou était appelé la capitale du jazz. Une musique alors bannie car occidentale, et que les musiciens de la ville écoutaient en captant les radios américaines, en transcrivant les thèmes à l’oreille. C’est comme ça que le jazz s’est implanté là, et qu’il continue de grandir, dans une atmosphère encore un peu underground, mais qui s’ouvre beaucoup. Il y a aujourd’hui de nombreux jeunes musiciens qui prolongent la voie ouverte par les fondateurs du jazz mugham, à l’image de Chaïn Novrasli. Et ça continue!

Isfar Sarabski, Planet, Warner Music.

En concert au Montreux Jazz Festival le 11 juillet (complet).

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